À une époque où les règles sportives étaient particulièrement restrictives pour les femmes, l’histoire d’une pionnière comme Kathrine Switzer marque un tournant. Son acte de bravoure a réécrit les normes du marathon pour les générations futures.
Rebelle sur la ligne de départ : 1967 et les débuts de Kathrine Switzer
Le cliché est à la fois emblématique et historique. Tant et si bien qu’il figure dans le recueil des « 100 photos qui ont modifié le cours du monde » publié par le magazine américain Life en 2003. Au cœur de cette image, une jeune athlète déterminée, arborant le numéro 261 sur un épais sweat gris, continue sa course en dépit des tentatives de neutralisation d’un homme en civil. Cet homme furieux est Jock Semple, le directeur de l’épreuve. Et la coureuse tenace ? Kathrine Switzer.
Être une femme en 1967
Pour saisir l’ampleur de cet événement, il est essentiel de revenir à cette époque. En 1967, Kathrine Switzer, âgée de 20 ans, consacre ses efforts à la course, une passion cultivée depuis l’âge de douze ans. Elle ambitionne alors d’intégrer l’équipe de hockey sur gazon de son établissement scolaire, où elle est l’unique fille. Dans le contexte de l’époque, où les femmes ne pouvaient pas participer à des compétitions internationales au-delà de 800 mètres, Switzer, étudiante en journalisme à l’Université de Syracuse, est bien consciente de ces restrictions. Cette distance spécifique avait d’ailleurs été réintroduite aux Jeux olympiques de Rome de 1960, après avoir été jugée inappropriée pour les femmes par les organisateurs.
En 1928, à Amsterdam, Lina Radke, une athlète allemande, avait remporté le 800 mètres en 2 minutes et 16 secondes, mais des idées reçues persistent, qualifiant cette épreuve de nocive pour les femmes. Époque où même le droit de vote féminin en France n’avait que deux décennies, illustrant la lenteur du progrès social.
Les courses en cachette
Dans cet environnement restrictif des années 60, les courses hors-stade commencent à se développer, mais restent interdites aux femmes. Néanmoins, des figures courageuses comme Roberta Gibb commencent à défier ces interdictions. « Bobbi » Gibb, par exemple, a longtemps été une légende pour avoir terminé, sans dossard, le Marathon de Boston 1966 en 3 heures et 21 minutes, après s’être camouflée dans un buisson et apparaître au signal de départ.
Kathrine, interdite de courir officiellement, s’entraîne inlassablement, influencée par Tom Miller, son petit ami et ex-joueur de football qui avait participé au même marathon derrière Gibb.
Combler une lacune légale
Switzer, dotée d’une volonté de fer, prend conscience que non seulement les femmes peuvent rivaliser avec les hommes, mais aussi les dépasser. Elle s’obstine à convaincre son entraîneur, Arnie Briggs, facteur de profession et vétéran du Marathon de Boston, de l’assister. Ensemble, ils découvrent une faille dans les règlements : rien n’interdit explicitement l’inscription des femmes. Switzer s’inscrit sous le nom ambigu “K.V. Switzer” en échange de trois dollars, devenant ainsi la première femme officiellement enregistrée pour cette épreuve.
Le jour fatidique
Le 19 avril 1967, jour de course sous une pluie mêlée de neige et avec un vent froid mordant, les conditions météorologiques jouent en sa faveur. Parmi les 700 concurrents, tous drapés de vêtements chauds, Switzer passe inaperçue. Mais elle ne s’en camoufle pas pour autant : lèvres couvertes de rouge et vernis en témoignent, elle revendique sa féminité.
L’entrée du numéro 261 dans la légende
Au signal de départ, Switzer s’élance, soutenue par Miller et Briggs. Les autres concurrents, bienveillants, l’accompagnent avec surprise mais sans jugement. Après 2 km, elle est repérée par un véhicule de presse qui attire l’attention des directeurs de course, Cloney et Semple. Jock Semple, furieux de découvrir une femme au cœur « de sa » course avec un dossard officiel, décide d’agir.
Switzer, se remémorant ces événements dans son livre « Marathon Woman », raconte : « Au début, je ne savais pas que Jock Semple me suivait. Puis, j’ai perçu le son de ses chaussures sur le pavé. Il me criait de déguerpir et tenta d’arracher mon dossard. J’étais saisie de terreur. »
Heureusement, Miller repousse violemment Semple sur le bas-côté. Malgré ces interruptions, Switzer, en pleurs et désemparée, décide pourtant de terminer sa course, sachant l’importance symbolique de cet acte pour les femmes du monde entier. « Il faut que j’atteigne l’arrivée, même en rampant, pour montrer que toute femme peut le faire », se rappelle-t-elle.
Les Jeux olympiques accueillent enfin les femmes
Trois heures et 20 minutes plus tard, Switzer termine son marathon, brisant les normes. Bien que l’Amateur Athletic Union la pénalise par la suite, son exploit change la donne. Inspirée, elle organise en 1980 un marathon exclusivement féminin à Londres, catalysant la reconnaissance olympique de la discipline en 1984 à Los Angeles.
Un héritage durable et des réconciliations
Kathrine Switzer continue de courir sans relâche. En 2017, elle participe pour la neuvième fois au Marathon de Boston, où 13 500 femmes la rejoignent, certaines portant le numéro 261, en hommage. Son action ne s’est pas arrêtée là ; elle a même pu, avec le temps, se réconcilier avec Semple, les transformant en amis proches. Un exemple de pardon et de passion pour le sport.